Posté par Re-titi, le 9 novembre 2023
Par Maxime de Lisle , publié le 16 décembre 2021
Volontaire de l’ONG Sea Shepherd, Maxime de Lisle a participé pendant plusieurs mois à l'Opération Albacore qui vise à prévenir la surpêche dans les eaux gabonaises. Il nous livre son expérience personnelle, entre journal de bord et lettre pleine de rage et d’espoir. Note à la demande Sea Shepherd : Le présent témoignage relate l'expérience personnelle d'un volontaire de Sea Shepherd. En aucun cas, celui-ci ne s'exprime au nom de l'organisation.
Cher tous,
Je rentre de quatre mois de mission sur le Bob Barker, un navire de Sea Shepherd, ONG de défense des océans. Notre mission : stopper la pêche illégale. Ça a été une aventure extraordinaire emmenée par un équipage haut en couleurs. Une plongée dans l’horreur de la pêche industrielle et les merveilles des eaux du Gabon.
Je reviens bien fatigué de ces quatre mois non-stop, et plus inquiet que jamais sur l’état de nos océans, mais comblé par un nombre incalculable de merveilles vues et vécues à bord, et plein d’envie et d’espoir pour continuer la bagarre.
Je vous plante le décor.
La mer. Elle est bleu infini par 5000 mètres de fond quand on passe l’équateur. Verte épaisse, dense de plancton, quand l’eau des fleuves africains sort de la jungle et se mêle aux courants frais de l’Atlantique. Ondulant paisiblement d’or et d’argent quand le soleil se couche sur la frontière Gabon-Congo. Puis rayonnante de bioluminescence quand la nuit noire nous enserre. Elle est surtout si belle que même après 1000 heures de quart en quatre mois, je ne me lasse pas une seconde de l’admirer.
Le ciel. Il reste légèrement voilé par l’humidité du golfe de Guinée. Tapant de soleil à la moindre éclaircie. Percé d’étoiles quand les torchères des plateformes pétrolières sont hors de portée (satané or noir !).
Le navire. Le Bob Barker, « The very old lady », comme on l’appelle ici avec un mélange de respect et de crainte. C’est un ancien harponneur de baleines reconverti en bienfaiteur des mers. Chargé d’histoire, auréolé de gloire contre les baleiniers japonais et les trafiquants en tout genre. Roulant, bruyant, surchauffant, mais au fond vraiment charmant.
Coucher de soleil sur les eaux du Gabon. Un thonier européen et le Bob Barker.
L’équipage. 35 personnes en tout. 25 membres de Sea Shepherd, pleins d’une jeune énergie. Et dix Gabonais. En partie des fusiliers-marins qui assurent notre sécurité dans cette région où les pirates sévissent, et aussi des inspecteurs de la police des pêches. Je me souviendrai longtemps de l’ambiance chaleureuse à bord, des hymnes lancés par les soldats, de leurs danses joyeuses, et surtout de ces volontaires venus des quatre coins du monde pour tenter, dans la mesure de notre travail, de protéger les océans. Ils sont mécanicien, cuisto, médecin, matelot, photographe, menuisier, informaticien, navigateur. Ils permettent tous ensemble de faire voguer le Bob.
Dans le petit monde clos d’un bateau, le commandant joue un rôle majeur, il donne le ton. J’ai eu la chance pour cette campagne d’en avoir trois qui se sont succédé (pour des histoires d’agendas). Je vous fais les présentations. André, « suisso-sud-africain » de 50 ans donne depuis une décennie trois mois par an à Sea Shepherd. Il commande avec maestria, sagesse et humour. Il vit la mission de sauver les océans, il la transpire, et la partage avec charisme. A terre, il gère une ONG qui implante des fermes en permaculture auprès des populations défavorisées, et il passe son temps libre au milieu de la forêt sud-africaine à vivre des expériences cosmiques. Peter, suédo-américain de 36 ans, directeur des opérations de Sea Shepherd, et nouvelle tête d’affiche de l'organisation. Absorbé par la gestion de l’ONG, c’est maintenant très rare qu’il vienne trois semaines en mer et c'était donc une chance de l’avoir à bord. C’est un vrai stratège des mers, marin hors-pair, fin connaisseur de la face sombre des océans, et super bonhomme avec qui partager une bière. J’ai adoré naviguer avec lui.
Photo d'équipe en passerelle. De gauche à droite, Katie (2ème officier, écossaise), Rodrigo (3ème officier, argentin), André (capitaine), Peter (Directeur des opérations de Sea Shepherd Global), et moi.
Et tu fais quoi à bord ?
J’avais initialement « signé » pour l’exact même poste que lors de ma première mission avec Sea Shepherd (trois mois au Bénin, fin 2020) : être chef de quart, l’un des trois mates (à dire avec l’accent anglais) qui se relaient 24h/24 pour conduire le bateau au bon endroit au bon moment. Au-delà du côté pilote d’avion (version stylée) / chauffeur de bus (version réaliste), l’intérêt du poste est la chasse aux chalutiers. Avec des radars, des jumelles de vision nocturne, des traqueurs GPS, on tente de prendre les braconniers en flagrant délit. On patrouille pour les surprendre en pleine nuit ou au lever du soleil, on se retire quelque jours au large pour revenir vers leur zone de pêche, on se cache derrière des îles, on se fond parmi les navires de commerce. C’est très excitant, et ça fonctionne plutôt bien.
Plus tard au cours de la mission, j'ai évolué grâce à mes connaissances acquises dans la marine nationale et j'ai été nommé en charge de l’équipe de navigation, d’une partie des ressources humaines et de l’administratif, et surtout « safety officer », une sorte de pompier en chef, dont le rôle est d’éviter tous les accidents possibles en mer, et de préparer l’équipe en cas d’incendie, d’homme à la mer, d’échouage, d’attaque pirate, etc.
À l’abordage !
Une nouvelle facette de mon rôle est ma casquette de « boarding officer » que je partage avec le capitaine. Je deviens l’ombre du chef de mission gabonais lors des abordages.
C’est des plongées dans la pêche industrielle. On embarque à bord de navires européens flambants neufs et aussi de chalutiers chinois de 40 mètres qui grincent la rouille, suintent le poisson mort, le tabac froid, l’urine. Ils hurlent, les moteurs remontant les filets qui viennent de racler le fond. Ils hurlent, les quartier-maîtres chinois sur l’équipage de jeunes matelots indonésiens coincés à bord pour deux ans.
Des matelots trient les poissons sur le pont d'un chalutier chinois. En arrière-plan, le Bob Barker.
C’est bouleversant de côtoyer cette misère, ces tonnes de poissons et ces hommes qui sèchent sur le pont des navires. Ça me donne envie de prendre les choses en main, de rejeter tous les poissons à l’eau, de recadrer les quartiers-maîtres, de renvoyer les matelots chez leur mère. C’est frustrant de ne pouvoir le faire, de devoir se plier aux décisions et législations des autorités gabonaises. Je me sens parfois comme ces casques bleus assistant à un massacre, empêchés de faire le moindre mouvement par leurs règles d’engagements décidés loin du terrain. Ça fait partie du job, Sea Shepherd opère dans le cadre légal, on fait avec, et c’est finalement très efficace.
Une fois à bord, on passe des heures dans la chaleur humide de la passerelle, à tenter d’échanger avec le capitaine chinois qui prétend ne pas parler un mot d’anglais. « Montrez vos registres de pêche s’il vous plaît. » L’homme fouille dans un tiroir et nous apporte un cahier usé. « Mais vous ne l’avez qu’en chinois ? » Impossible de déchiffrer. Suivent des palabres en langage des signes. J’aimerais tant pouvoir comprendre ces hommes. Parfois drôle ou gentil. Parfois suspect et glacial. Qu’ont-ils en tête ? Qu’ont-ils fait pour venir s’échouer sur ces côtes gabonaises à 10 000 km de chez eux ? Comment les convaincre du ravage qu’ils commettent ?
En discussion avec un inspecteur des pêches lors d'un abordage. Oui oui, il fait très chaud avec le casque, le masque, les gants, le gilet de sauvetage, etc.
« Allons voir vos filets ». On mesure la taille des mailles pour s’assurer qu’elles ne sont pas plus petites qu’autorisé. On marche sur un sol glissant entre les poissons agonisants que les matelots ont commencé à trier par espèces. Celles vendues, et celles dont la valeur marchande est insuffisante pour prendre de la place dans les cales. Elles seront rejetées dans quelques minutes par dessus bord, mortes pour rien. C’est le moment le plus terrible de l’inspection, un moment inhérent à la pêche au chalut dont une forte part des prises est sortie de l'eau pour rien, et finit pelletée par dessus bord.
Prêt pour un choc thermique de +30°C à -20°C ? Bienvenue dans les cales du chalutier, où est stocké le poisson encartonné. C’est ici que les marins cachent parfois des espèces protégées comme des raies ou des ailerons de requins qui seront revendus au marché noir pour arrondir les fins de mois. On lance alors une fouille systématique et minutieuse. Rien d’illégal cette année. Les chalutiers ont compris la leçon des années passées. Le risque de se faire arrêter est trop gros pour garder des choses à bord.
Et donc, l’océan, il va comment ?
Mal. Très mal. Et si l’océan meurt, nous mourons. Il représente 70% de la surface du globe, nous procure plus de la moitié de l’oxygène qu’on respire (essayez de ne respirer qu’une fois sur deux, c’est compliqué ; ) et est la première source de protéines pour 1,5 milliards d’êtres humains.
Plus chaud, plus plastifié, moins oxygéné, moins poissonneux. Ces changements ne sont pas que des lignes dans les rapports du Giec. Ces bouleversements, je les ai vus. Deux exemples. La saison des amours que les baleines passent au Gabon a commencé cette année avec plus d'un mois de retard, les eaux étant trop chaudes pour elles, montrant une modification forte des courants profonds. C’est toute la structure de l’océan qui est en train de se modifier, cet équilibre fragile qui a permis à notre planète bleue d’être la merveille qu’elle est depuis quelques millions d’années est en train de s’effondrer. Autre exemple criant : la saison de pêche au thon a été catastrophique cet été, les filets étant remontés presque vides, les poissons ayant disparu.
Une mer de sang quand le thonier tire son filet.
Il y a cinq ans, le Gabon était le Far West. On y comptait les chalutiers chinois et européens par dizaines. Ils venaient se servir presque gratuitement dans les eaux incroyablement riches du Gabon. Depuis, et avec le soutien de Sea Shepherd, le gouvernement a repris la main, la situation est globalement sous contrôle, et c’est un vrai succès pour ce petit pays qui est à la pointe de la protection de ses eaux. Bravo à eux, vraiment.
Les pêcheurs opèrent donc légalement. Mais ce qui est légal n’est pas tenable. Car oui le carnage continu, encadré par des lois trop lâches dictées par la Chine et surtout par l’Union européenne. Car oui, les principaux responsables, ce sont les européens (espagnols et français en tête #coucou-c’est-nous). La mer, on l’a mangée. D’un appétit vorace et aveugle. Par des décennies de politique de surpêche, de consommateurs mal informés demandant plus de poissons à des prix moindre, et d’industriels courant derrière la croissance. Les pêcheurs n’en sont que le bras armé, ils agissent comme exécutants des attentes de la société.
Des requins (parfois jusqu'à 30) se retrouvent coincés dans les filets.
Sea Shepherd montre l’envers du décor de la pêche industrielle ; ce qu’il se passe avant nos crevettes-mayo à l’apéro, notre rapide sandwich thon-crudité au déjeuner ou nos sushis-saumon devant la télé. Crevette, thon, saumon. Trois poids lourds de notre consommation, qui cochent les trois critères magiques : c’est (très) bon, c’est pratique, c’est abordable.
Une baleine dans votre boîte de thon. Il y a une boîte de thon dans la cuisine de 80% des foyers français. Le thon est pêché par des senneurs, des machines à tuer de 80 à 100 mètres de long, bardés de technologie (certains ont même des hélicoptères à bord), qui piègent les poissons avec des leurres géolocalisés, et les ramassent ensuite dans des filets de plusieurs centaines de mètres de long. Dans ces filets se retrouvent systématiquement d’autres espèces marines, requins, tortues ou baleines, que les pêcheurs ne ménagent jamais, priorisant leur butin sur la vie de ces espèces du haut de la chaîne alimentaire. Ces espèces sont déjà pour certaines en voie d’extinction. Elles sont la clé de voûte de l’écosystème marin. Elles finissent dans des filets pour que nous puissions profiter d’un pavé de thon. Sea Shepherd a pu prouver cela en arrêtant un bateau avec deux baleines dans ses filets, c’est ici en vidéo.
Deux baleines prises dans le filet du thonier Pont Saint Louis.
Un kilo de crevette acheté, 400 kg de poissons (morts) offerts. Si vous voulez savoir quel type de produits de la mer ne plus consommer, vous pouvez commencer par la crevette. Une immense partie sort maintenant de fermes industrielles, et les rares (5 à 10%) qui sont pêchées en mer sont à l’origine d’un gachi terrible. Les crevettes vivent au milieu d’autres poissons. Leur valeur est très supérieure à celle de ces autres espèces. Les crevettiers font donc le tri, gardant les crevettes, et rejetant le reste à la mer, mort. Sea Shepherd a pu arrêter un chalutier qui n’avait que 0,2% de crevette dans son filet, les 99,8% restant étant tués en pure perte ! La preuve était en image dans la vidéo du dessus).
Quelques crevettes pour une montagne de poissons qui seront rejetés à l'eau.
Un saumon sauce « pêcheur indonésien ». Dernier exemple réjouissant. La pêche industrielle est un monde obscur où les contrôles sont peu fréquents. Les armateurs en profitent et utilisent de la main d'œuvre très bon marché, souvent venue d’Asie du sud-est. C’est le cas au Gabon où la majorité des chalutiers appartiennent à des entreprises chinoises. Ils pêchent des poissons de petite valeur qui finissent probablement en farine animale pour nourrir les saumons d'élevage qui finissent dans nos sushis. Sur l’un de ses chalutiers, nous avons trouvé un jeune marin indonésien de 22 ans, à bord depuis plus d’un an, qui avait été piqué par un poisson vénéneux et dont la cheville menaçait de gangrène. Si Sea Shepherd n’avait pas forcé le commandant récalcitrant à faire route vers l’hôpital le plus proche, le matelot aurait probablement perdu sa jambe.
Premiers secours pour le jeune pêcheur indonésien dont la cheville est proche de la gangrène.
Voilà, c’est assez sordide donc j’arrête ici. Car malgré ces tristes histoires, j’ai passé quatre mois passionnants, et exaltants. Et je rentre avec un sentiment de mission accomplie. Sea Shepherd a fait suspendre de manière indéterminée la pêche à la crevette dans tout le Gabon. C’est des centaines de milliers de poissons sauvés et une partie de la côté totalement protégée. Sea Shepherd a fait révoquer la licence d’un senneur espagnol. C’est une première dans l’histoire du Gabon ; c’est surtout des milliers de tonnes de thon sauvés, et des centaines de requins, tortues et baleines protégées. Oui, j'étais parfois abattu de désespoir devant cette situation désespérée, mais oui c’était en même temps merveilleux. J’étais et je suis à la fois plein de rage, de peine, de joie, de dégoût, d’espoir.
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09/11/2023 à 16:18
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